Studio Visit | Jérôme Zonder

Jérôme Zonder est un artiste qui ne laisse pas indifférent : il pousse son auditoire à s’interroger, étonne de par les thèmes qu’il aborde et estomaque de par la complexité de son langage graphique. De notre avis, il est l’un des artistes les plus talentueux de la scène artistique française contemporaine. Oui oui, rien que ça.

Extrémiste du crayon noir et exigeant avec lui-même, Jérôme Zonder cherche sans cesse à repousser les limites du dessin, de même que ses propres limites techniques. En résultent des œuvres intenses que l’on se prend en pleine poire (et tant mieux, car c’est le but escompté ! ).

Nous avons eu la chance de rencontrer l’artiste il y a quelques semaines dans son atelier, alors qu’il travaillait sur une installation monumentale, visible dès aujourd’hui au Lieu Unique à Nantes…

SUR SES DÉBUTS DANS LE DESSIN :

J’ai commencé à dessiner sérieusement en 2001, à la fin des Beaux Arts. Avant, je faisais de la peinture mais j’ai arrêté parce que ça ne m’intéressait pas. Quand je réfléchis à des représentations, ça se pose toujours en terme de dessin, c’est ça qui me plait.

J’ai toujours dessiné de façon excessive. J’ai commencé par copier tout ce qui me tombait sous la main. Je me suis tapé tout Degas, tout Dürer, tout Ingres avant même d’entrer à l’école des Beaux Arts. Là,  je me suis fait toutes les sculptures qu’il y a dans la Cour du Mûrier, après je suis allé au Louvre, j’ai fait tous les antiques. Je faisais ça pour le plaisir et parce que cela me permettait d’acquérir de la technique, de nouvelles capacités de représentation.

 SUR LES DIFFÉRENTES PHASES D’ÉVOLUTION DE SON TRAVAIL : 

La première phase aux Beaux Arts, ça a vraiment été l’acquisition de technique pure. Je me suis fabriqué un travail très académique de copie. C’est important de connaître le parcours des artistes qui nous ont précédés. Les copier m’a appris énormément de choses, ça exerce tout le circuit œil-cerveau-main, ça apprend les proportions, etc. Et puis ça apprend à faire des connexions avec la narration. Cette phase-là m’a pris 5 ou 6 ans.

Ensuite, il y a eu une autre phase super importante qui a été ma rencontre avec la BD. J’ai rencontré la BD tard parce que ce n’est pas une chose à laquelle j’avais accès quand j’étais jeune. J’ai été très marqué par l’efficacité des différences plastiques qui étaient utilisées. Soit par un auteur tout seul – certains sont très polygraphiques, ou soit dans des recueils qui présentent  dix écritures différentes à la suite. On se rend compte qu’il y a des sensations qui sont mieux racontées par certains styles et moins bien par d’autres. Et ça donne une palette de niveau d’intensité de trait, de matière, etc. Je me suis mis à faire une sorte de répertoire de formes quand je préparais un dessin. Il y avait certains motifs que je voulais utiliser et je les déclinais avec 20 écritures différentes en copiant plein de trucs de bandes dessinées, à la fois pour acquérir de nouvelles écritures et pour essayer de caler les niveaux de sensation dont j’avais besoin dans mon dessin. Ça, ça a pris un petit temps aussi. J’ai commencé à sérieusement faire ça en 2000-2001 Et ça a commencé à pouvoir être utilisé en 2007-2008.

SUR SES MÉDIUMS DE PRÉDILECTION :

La mine de plomb est assez intéressante du point de vue du détail. Elle a un côté assez chimique et il y a une très grande finesse dans les gris. On n’obtiendra jamais un vrai noir mais il y a tous les niveaux de gris. Les premiers gris sont très fins, c’est très intéressant dans le rapport à une image, ça met une certaine distance.

Après, il y a le fusain qui est beaucoup plus doux et qui ramène du corps très vite, quelque chose d’un peu plus charnel. On peut plus basculer dans un truc lié à l’imaginaire ou à l’enfance, ça donne une densité comme ça. Si on mélange le fusain avec le crayon, ça le salit et ça le « trivialise ». Il y a un côté comme ça de remise au corps par rapport à l’image donc ça j’aime bien.

Et enfin, il y a l’encre de chine qui est beaucoup plus dure et tranchée. Mais aussi encore plus charnelle à cause du fluide, du liquide. Il y a vraiment une dimension physique. On est plus du côté de la peinture du coup, on est plus proche des fluides du corps.

SUR SON PROCESSUS CRÉATIF :

Je passe d’abord un temps à réfléchir. Les thèmes et les personnages se répartissent dans ma tête sous forme de scénettes. Une fois que j’ai une première vue d’ensemble de ce que je veux montrer, j’essaye de faire coïncider ces idées-là, ces histoires-là avec des envies de dessin. Ça veut dire tel mélange de matériaux ou bien tel type de rapport à l’image.

Comment traiter la question du portrait de façon monumentale ? Qu’est-ce qui se passe quand on met plusieurs personnes dans un même espace en traitant sérieusement l’espace ? Comment est-ce qu’on passe du plan à la perspective sans arrêt ?

Une fois que je sais de manière précise comment je vais pouvoir exploiter ces enjeux-là, je commence ma composition. J’installe toute la scène schématiquement avec les proportions, l’espace, etc. Et après selon les éléments dont j’ai besoin, je prends en photo des figurants auxquels je vais faire jouer la scène. A ce moment-là ce qui m’intéresse, ce sont les matières. C’est ça qui m’excite les yeux quand je dessine : la matière de la peau, la matière des tissus, les motifs, le bois, etc. C’est des va et vient entre ma sensation, ma recherche autour des personnages et comment j’utilise les matières.

SUR LE MÊLEMENT DE PLUSIEURS STYLES AU SEIN D’UN MÊME DESSIN :

La sensation que j’ai du monde est polyphonique donc j’essaye de mettre au point un système polygraphique qui rende compte de ça, qui soit analogique. Les choses existent par contraste, il n’y a pas de sensation unique ou ultime. C’est le choc de deux choses qui va faire naître la note juste ; c’est par un jeu de résonance que je vais arriver à une sensation le plus près possible de ce que je veux donner.

SUR L’OMNIPRÉSENCE DE LA VIOLENCE :

A mon avis, tout est lié à l’Homme et à l’histoire des images. Notre espèce est ultra-violente et suicidaire au dernier degré. Faire le portrait de l’espèce humaine, c’est faire des charniers. Pour mes travaux récents, j’ai beaucoup regardé « Le Triomphe de la Mort » de Bruegel ou les œuvres de Jérôme Bosch. Elles résument bien l’histoire des hommes : on passe de la scène d’amour à la scène de meurtre. Avec en plus la sensation un peu pathétique d’éternel recommencement. C’est pour ça que plus ça va, plus je construis mes dessins comme des sortes de piège dont on ne sort pas.

Je ne suis pas dans la recherche de jusqu’où on peut aller dans la monstration de l’horreur parce qu’il n’y a pas de limite et qu’on le sait déjà. Ça pourrait être dix fois pire si j’étais là-dedans donc ça n’est pas ça. C’est plus une question de tension. Derrière, il y a la connaissance tragique du fait qu’on va mourir. C’est la première grande déception de l’homme, cette prise de conscience. On laisse tous des traces pour échapper à la mort. On s’interroge sur le début (l’amour) et la fin (la mort). Et on tourne en rond là-dedans.

Je suis entré dans le dessin par une violence très excessive parce que ça me correspondait à ce moment-là. Du coup, j’ai tendance à aller directement sur le sujet plutôt que de faire des détours mais ça évolue petit à petit parce que plus ça va, plus j’ai envie de faire entrer des choses qui seraient  liées à d’autres sensations, des choses plus douces, plus sucrées.

SUR LA PLACE DU SPECTATEUR :

Dans mes dessins, on n’est jamais dans l’action, on est toujours avant ou après. Donc ça rend le spectateur encore plus voyeur et pervers. La question de la responsabilité est importante dans mon travail. Disons que je mets en place toutes les conditions pour que le spectateur puisse se faire l’histoire ou pas et après c’est lui qui décide de se placer en tant que victime ou en tant que bourreau.

Dans la représentation, j’ai beaucoup de mal avec tout un pan de l’Histoire de l’Art qui est lié à la forme et tous les délires sur le rapport de la distance. Moi je veux qu’on soit dedans, en plein dans la gueule et *BIM* ! Du coup, je suis entré par le coté de la violence. Mais dans ce que j’ai envie de faire, ça serait la même chose avec un baiser ou avec une fleur, je veux qu’on se le prenne en plein dans la tronche. Je veux que ce soit UNE FLEUR et pas qu’on regarde un tableau de fleur.

SUR LE THÈME DE L’ENFANCE :

Dans la première exposition de dessin que j’ai faite et qui n’était pas trop mal, j’étais moi-même le personnage central parce que c’était plus simple. Ça me permettait de mettre en place une polygraphie sans m’occuper de tout le côté narratif. Mais le côté narcissique m’a gonflé assez vite donc je me suis demandé quel type de personnages je pourrais mettre en scène et il y a eu cette coïncidence entre l’âge du siècle et le nombre d’années depuis lequel je dessinais, qui correspondait à l’âge d’un enfant de 9 ans. Donc je suis parti là-dessus.

Il y a eu « L’anniversaire » puis « Jeux d’enfants », « Poussière de Guignol » et « Les Enfants du Paradis ». Au début, les enfants, c’était pour faire exploser le dessin académique, pour libérer le dessin. J’ai fait du dessin d’enfant, qui est considéré comme nul du point de vue de l’Art, un code. Et ce jeu-là  a contaminé le récit parce que l’innocence de l’enfance se retrouvait confrontée au pire du pire de la perversité.

Avec les « Jeux d’enfants », j’ai envie d’exploiter de façon plus précise l’ambiguïté entre l’enfance comme sujet et la forme (la douceur, la dureté, la violence, etc.). Je suis parti sur l’écriture qui me permettait le plus de possibilités en termes d’amplitude : mine de plomb et fusain. C’est une combinaison qui peut aller du trait très dur, très noir au trait très fin, gris, éthéré. J’ai fait des scènes très simples et c’est là que je suis parti sur des trucs violent/rigolos, violents/sucrés, pervers, etc.

SUR LE CONCEPT DE NARRATION CONTINUE :

Dès lors que j’ai commencé à travailler sur les personnages de Pierre-François, Garance et Baptiste, j’ai eu l’idée de les suivre et de les faire grandir avec le temps. C’est un peu lié à la conception que j’ai de la bande dessinée. Plein de gens font ça en littérature ou en musique, mais rarement en art, pourtant c’est hyper riche. Quand on a un système narratif comme structure, on peut faire varier les écritures à l’intérieur indéfiniment. Ce qui m’intéresse, c’est d’exploiter tout le dessin à l’infini.

L’histoire du texte écrit m’intéresse aussi mais n’y suis pas encore parce que pour moi je suis encore dans un état où je ne parle pas. Je me suis dit : « Je suis un enfant, les choses ne sont que un peu simple et je ne parle pas ». Là, j’étais plus dans la violence basique, sadique, pré-pubère. Ce qui m’intéressait, c’était plus un rapport simple au monde.

Je vais encore faire une année sur l’enfance parce que j’ai encore des idées à explorer, l’histoire de la chambre qu’on a vue dans « Les Enfants du Paradis » avec tous les espaces qui s’imbriquent, je n’ai pas fini. Je ne suis pas allé au noir bien total. Donc je vais faire encore une année là-dessus, des enfants qui dorment et puis des cauchemars, tout ça. Et après je vais aller vers l’adolescence. On va arriver vers l’âge de 12 ans, ça va commencer à être bien sexe. Larry Clark m’intéresse vachement… Je vais travailler sur la métamorphose aussi. Le truc en fait serait s’aller de Little Nemo de Winsor McCay jusqu’à la Métamorphose de Kafka, via Larry Clark. C’est le projet.

SUR SES SOURCES D’INSPIRATION :

Au niveau de la BD, mon idole absolue, c’est Gotlib. C’est le dessinateur qui m’excite le plus dans tous les sens du terme, pour moi c’est le meilleur. Il est trash ! Il a un trait hallucinant, une espèce de vigueur adolescente qui est hyper rare dans le dessin en général. Après j’adore aussi Crumb, Moebius, tout ça. Mais mon préféré, c’est Gotlib.

Au niveau du cinéma, il y a Kubrick que j’adore, Abel Ferrara et David Lynch.

Et dans le champ de l’Art, il y a Ingres, Dürer, Mike Kelley, Paul McCarthy… McCarthy me fait rire. Il y en a plein ! Il y a plein de gens qui font des trucs de fou, même chez nous il y a Axel Pahlavi et Nicolas Darrot. Pour moi c’est des flingueurs, ils sont hyper forts. Eric Pougeau, c’est un tueur. Damien Deroubaix, c’est vachement beau. Les frères Chapman, quand j’ai vu leurs installations, ça m’a tué. Wim Delvoye aussi fait des choses très belles….  La pyramide de bières de Cyprien Gaillard, c’est un truc tout con mais c’est un truc de fou ! On pourrait continuer la liste pendant des heures !

SUR L’INSTALLATION QUE NOUS AVONS IMMORTALISÉE EN COURS DE RÉALISATION :

L’installation pour l’expo à Nantes est un travail parallèle à mes dernières séries. C’est un U de 6 mètres sur 12. Au sol, il y a une sorte de charnier et aux murs, un motif de briques tracé à la règle. Les trois premiers mètres, on ne distingue pas très bien ce qu’il y a au sol, c’est un motif classique de charnier avec des gens allongés mais après ça devient imaginaire, fantastique, ça se transforme.

Quand je représente des charniers, c’est plus pour le dessin en tant que sujet car ce sujet est un générateur de formes. J’y  mets tout.  Les choses qui m’ont marquées et que je remâche, remalaxe sans cesse : Rogier Van der Weyden, Hans Memling… Souvent ça donne d’autres expériences de formes, d’autres idées.

Tout au fond, je pense que je vais mettre le dessin avec la porte ouverte sur le noir qui était exposé  à la galerie Eva Hober. Je vais voir comment ça se joue, si je fais une impasse complètement désespérante ou si je fais semblant d’y croire… Je ne sais pas, il faudra voir, il faudra peut-être une ouverture sinon les gens vont craquer. *rires*

Propos recueillis par Fanny Giniès 

Photos : Fanny G. & Javel / roughdreams.fr

Toutes les oeuvres © Jérôme Zonder, courtesy of galerie Eva Hober

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La belle peinture est derrière nous
du 16 mars au 13 mai 2012

Le Lieu Unique
Quai Ferdinand Favre – 44000 Nantes

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http://www.lelieuunique.com/

http://www.evahober.com/

Remerciements particuliers à Eva Hober

et à Jérôme

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